Chaque vie sauvée compte. Comment ne pas continuer ?

Chaque vie sauvée compte. Comment ne pas continuer ?

écrit le 21.06.2022

Chaque enfant a le droit d’avoir accès à des soins de santé. Le transfert médical d’enfants gravement malades de pays défavorisés vers la Suisse pour leur permettre de survivre est un dispositif de secours en place depuis près de 60 ans. Aujourd’hui, ce sauvetage passe encore par un transfert vers la Suisse. S’il est présomptueux de dicter ce qu’il convient de faire ou ne pas faire dans le domaine humanitaire, chacun peut observer qu’aujourd’hui l’aide humanitaire contemporaine est trop souvent poussée vers les opportunités plutôt que vers l’urgence répétée et indispensable. L’activité d’accueil de La Maison doit se poursuivre ; trop de vies d’enfants malades en dépendent et chaque vie sauvée compte.
Eclairage par les principaux partenaires engagés aux côtés de La Maison.

Entretiens par Grégory Rausis

Dans certaines capitales africaines existent aujourd’hui des hôpitaux aux normes de la médecine occidentale. Et pourtant, en dépit de ce constat réjouissant, la situation sanitaire reste très préoccupante. Les statistiques établies par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sont accablantes dans tous les domaines et le système de santé reste défaillant dans la plupart de ces pays. Tous manquent de personnel médical et aucun n’investit actuellement suffisamment d’argent public dans la santé pour réduire un retard qui semble même s’être aggravé au cours des dernières années. Les déficits sont nombreux et les organisations d’aide humanitaire mettent en place des programmes servant différents objectifs pour venir en aide aux populations locales. Aujourd’hui le transfert d’un enfant malade d’Afrique vers l’Europe pour être soigné soulève parfois des interrogations car quelque peu éloigné des standards actuels de l’aide humanitaire qui se focalisent sur une approche souvent populationnelle et émancipatrice des familles et des systèmes de santé locaux. Doit-on continuer de sauver ces enfants par tous les moyens possibles?

Souvent, la question du « comment » a été posée à nos partenaires médicaux. La prise en charge en Suisse d’enfants gravement malades relève-telle d’un choix ou d’un devoir humain ? Nous soulevons dans cette édition la question du « pourquoi ».

Les vies de ces enfants doivent être sauvées, c’est un devoir !

La Maison offre une aide médicale, psycho-sociale, affective pour des enfants dont la santé est gravement compromise. Le constat réaliste et alarmant est que, sans ce transfert vers la Suisse, les enfants accueillis et soignés à La Maison auraient une espérance de vie de seulement quelques mois, au mieux quelques années. Dans cette chaîne complexe d’acteurs qui interviennent pour ouvrir le chemin de la vie, La Maison est un partenaire opérationnel au même titre que les hôpitaux universitaires, les organisations qui transfèrent les enfants et divers autres partenaires médicaux. Chacun dispose de compétences spécifiques qui, associées, permettent de sauver des enfants gravement malades.


En parallèle à cette aide rapide apportée aux enfants transférés, une coopération et des efforts de développement dans les pays ont lieu depuis plus d’une dizaine d’années. Il s’agit notamment des missions chirurgicales et les formations de médecins locaux qui s’inscrivent dans le long terme. Pour redresser la situation et ainsi pallier au « retard » des systèmes de santé dans les pays, ces missions et
échanges visent à former le corps médical local dans le but d’améliorer l’autonomie, de faire de la prévention et, sur le long terme, à parvenir à soigner tous les enfants sur place.


En résumé, les vies de ces enfants doivent être sauvées. C’est possible, c’est une évidence, et, plus que tout, c’est un devoir. Aujourd’hui, ce sauvetage passe encore par un transfert vers la Suisse. Nous espérons que, demain, ils pourront être soignés chez eux auprès de leur famille. Les missions chirurgicales et les formations médicales proposées aux médecins des pays concernés sont développées parallèlement à la prise en charge des enfants, ici, en Suisse et servent cet objectif d’autonomisation sanitaire. En attendant, le dispositif de secours en place depuis près de 60 ans pour ces enfants doit poursuivre son action. Ensemble, les partenaires fidèles et engagés continuent de s’investir parce que chaque vie sauvée compte.

Engagement humanitaire des partenaires principaux médicaux de La Maison

« Ce que nous faisons reste important pour chaque enfant et famille. »

Le Pr Maurice Beghetti consulte des enfants qui souffrent de malformations cardiaques transférés en Suisse pour être soignés et qui sont accueillis à La Maison. Dans cette interview, il explique que la vie de ces enfants n’a pas de prix et qu’une chance doit leur être offerte. Aujourd’hui, ce transfert est inévitable car il est leur seule chance de survie. Pour le Pr Beghetti, spécialiste de la cardiologie pédiatrique internationalement reconnu, ces opérations complexes pour sauver la vie de ces enfants doivent encore se poursuivre, notamment en Suisse.

Pouvez-vous brièvement présenter vos activités en lien avec La Maison ?

Notre collaboration avec La Maison date d’avant même que je commence la cardiologie pédiatrique donc plus de 30 ans où nous avons le plaisir de collaborer aux soins des patients qui nous sont adressés par Tdh pour la grande majorité pour des problèmes cardiaques. La Maison prend soin des patients et nous faisons les consultations pré- et post- opératoires.

Chaque vie sauvée compte - Maurice Beghetti
Près de 60 ans se sont écoulés depuis les premiers transferts d’enfants vers la Suisse, en 1963. Pourquoi maintenir cette activité humanitaire aujourd’hui ?

Malgré les efforts, il est encore difficile d’avoir un centre dans certaines régions du monde qui puisse prendre en charge toutes les opérations cardiaques et donner une chance à ces enfants qui, sans intervention, vont malheureusement décéder ! Bien qu’il soit essentiel de continuer à essayer de développer des centres dans ces pays, ce que nous faisons reste important pour chaque enfants et famille. Il faut aussi continuer à améliorer la formation et les relations avec ces pays, car en dehors des transferts de patients, il faut du transfert de connaissance.

« On assure leur survie, on améliore leur qualité de vie. Les familles, à notre connaissance, sont très reconnaissantes de cette possibilité. »

Pr Maurice Beghetti spécialiste de la cardiologie pédiatrique
Peut-on affirmer que l’expertise des hôpitaux universitaires genevois dans le domaine des soins spécialisés se soit développée en parallèle des activités de transferts d’enfants d’Afrique vers la Suisse ?

Je dirais plutôt que nous faisons profiter de l’amélioration de nos connaissances et de notre expertise. Les résultats supportent ce constat. Ceux-ci sont excellents au cours de ces dernières années. Aujourd’hui, nous avons des enfants qui proviennent de plusieurs origines et parfois même de pays ayant des centres qui opèrent ; ces patients viennent pour des opérations très particulières et complexes.

Qu’est-ce qui change dans la vie de ces enfants et de leur famille après leur transfert en Suisse ?

Dans la mesure où les patients qui sont transférés ont des malformations cardiaques qui sont réparables, ils seront pratiquement guéris pour certains ou radicalement changés lors de malformations dites cyanogènes, qui rendent leur peau bleue.
On assure leur survie, on améliore leur qualité de vie. Les familles, à notre connaissance, sont très reconnaissantes de cette possibilité. La qualité des soins a fait que la durée de séjour en Suisse est devenue très courte, 4-6 semaines pour la majorité d’entre eux.

L’enfant opéré en Suisse va-t-il finalement pouvoir vivre normalement ?

Pour la très grande majorité oui. Nous offrons exactement les mêmes soins aux enfants de ces pays qu’aux enfants nés chez nous.

Cette aide a un coût. Est-il possible de le chiffrer ?

La question est que le coût d’une vie, ça n’a pas de réponse. Mais il est évident que la chirurgie cardiaque nécessite une haute technicité et technologie et, dès lors, celle-ci est chère.

Avez-vous des contacts avec des « confrères du Sud » avant ou après le transfert d’un enfant dans vos services ?

Oui très régulièrement mais surtout avec les médecins qui sont passés chez nous. J’ai des contacts réguliers pour discuter des patients avec mon collègue en Mauritanie.

Avez-vous régulièrement des patients qui reviennent ?

Oui selon les besoins et les nouvelles que nous avons des médecins des pays. Lorsque nous recevons des suivis, nous envoyons notre évaluation et, si nécessaire, les patients peuvent revenir. À Genève, nous avons également la possibilité de recevoir quelques adultes opérés durant leur enfance.

En quoi consiste la vie après une opération du cœur ?

Celle-ci dépend de la pathologie de base et du résultat de la chirurgie. C’est très variable. Ça peut aller de simples contrôles réguliers à parfois un traitement et certaines précautions. Dans la mesure du possible, on essaie de faire venir des patients qui auront le moins besoin possible d’un suivi très spécialisé parce qu’il ne serait pas possible de le faire dans des bonnes conditions dans leur pays. Ça se fait en collaboration avec le pays.

Chaque vie sauvée compte - Enfants de La Maison coloriage
Coloriage au jardin d’enfants de La Maison pour les petits pensionnaires

« Un enfant qui retrouve un visage, un sourire c’est magnifique, mais il y en a tant d’autres qui attendent. »

Depuis plus de 30 ans la fondation Sentinelles confie des enfants atteints de séquelles de noma à La Maison. Christiane Badel, sa présidente, nous parle des valeurs communes de justice humaine et de sens de l’urgence de l’action qui animent les deux fondations partenaires. Une à une, les vies de ces enfants sont transformées à jamais, « mais il y en a tant d’autres qui attendent » nous confie-t-elle.

Chaque vie sauvée compte - Christiane Badel
Les enfants frappés par le noma et accueillis à La Maison font preuve du plus grand des courages pour survivre. Pendant combien de temps la fondation Sentinelles va-t-elle les accompagner dans leur guérison ?

Ces enfants seront suivis aussi longtemps que leur situation l’exige. Sentinelles ne fixe pas de limite dans le temps. Une fois de retour dans leur pays, dans leur famille, nos équipes locales leur rendront visite régulièrement pour s’assurer de leur santé, de la bonne suite des opérations qu’ils ont subies, veilleront aussi à ce qu’ils poursuivent les exercices qui leur ont été enseignés afin d’éviter des rechutes (fermeture buccale). Dans la mesure du possible et suivant leur âge et leur lieu de vie, ils seront scolarisés s’ils ne le sont pas encore, pourront aussi avoir accès à une formation professionnelle ou à une activité génératrice de revenus.

Nos chartes respectives sont proches par les valeurs de justice humaine et le sens de l’urgence d’action qui les animent. Elles restent des instruments de référence de toute prise en charge, respectueuse de l’enfant et de sa dignité. Comment la charte de Sentinelles guide-t-elle votre quotidien?

La charte de Sentinelles met en exergue « la petite personne ». Chaque personne rencontrée et prise en charge l’est pour elle-même, en prenant en compte sa situation, son environnement, ses capacités. Elle
bénéficie d’un accompagnement et d’un suivi individuel. L’assistante sociale responsable lui rend visite dans son lieu de vie régulièrement. La personne peut aussi venir parler personnellement avec l’assistante sociale. Sa situation, ses projets, son avenir, tout est discuté avec elle. Et ainsi chaque jour, une par une, un par un, au cas par cas.

Il y a des souffrances sans remède parce qu’elles sont ignorées, peut-on lire dans la charte de Sentinelles. La construction d’un monde plus fraternel et solidaire semble être un chantier perpétuel. Qu’est-ce qui vous motive à continuer de vous battre ?

En participant quotidiennement à ce chantier, on voit qu’on peut changer les choses, une à une. C’est une bonne source de motivation…
Un enfant qui retrouve un visage, un sourire c’est magnifique, mais il y en a tant d’autres qui attendent …
Une vie délabrée reconstruite petit à petit jusqu’à l’envol, c’est magnifique, mais il y en a tant d’autres qui attendent…
Comment ne pas continuer ?

On observe que l’aide humanitaire est en pleine mutation et que le contexte international change. Souvent ces changements poussent l’action humanitaire vers les opportunités plutôt que de rester dans l’urgence répétée et indispensable. Quelle est l’aide apportée par Sentinelles et en quoi est-elle différente de la pratique humanitaire actuelle ?

L’aide apportée par Sentinelles est le plus souvent une aide à long terme. Sans souci des « modes », des « scoop », des opportunités qui laissent entrevoir un regain d’intérêt du public et de dons.
L’aide apportée par Sentinelles est individualisée, globale et participative, ce qui la différencie des pratiques actuelles de nombreuses organisations humanitaires.

Chaque vie sauvée compte - Abdoulaye et Hanine
Les sourires radieux d’Abdoulaye, 4 ans, Guinée, et de Hanine, 4 ans, Tunisie

« Le développement d’un système de santé avec toutes les compétences disponibles est un processus de longue durée. »

Le Pr Matthias Roth-Kleiner, Vice-Directeur médical du CHUV, l’un des 10 meilleurs hôpitaux du monde, nous parle de la formation et des efforts entrepris pour améliorer les systèmes de santé dans les pays avec un objectif bien précis : rendre les transferts d’enfants de plus en plus rares. Aujourd’hui les plateaux techniques encore trop peu développés dans certains pays justifient pleinement ces transferts vers la Suisse.

Pouvez-vous brièvement présenter vos activités en lien avec La Maison ?

Au CHUV, environ 60 enfants par année sont pris en charge chirurgicalement lors d’opérations qui ne peuvent pas se réaliser dans leur pays. Ces interventions chirurgicales changent fondamentalement l’espérance et la qualité de vie des enfants qui en bénéficient. La toute grande majorité de ces enfants est hébergée avant et après l’hospitalisation à La Maison. Comme responsables de ce programme de soins spécialisés au CHUV, nous devons pouvoir compter sur une excellente prise en charge des enfants en dehors de l’hospitalisation, car seul un engagement optimal à tous les niveaux de cette prise en charge peut garantir un succès de ce programme. Cette excellente collaboration avec La Maison se base maintenant sur une expérience de plus d’un demi-siècle.

« Cette excellente collaboration avec La Maison se base maintenant sur une expérience de plus d’un demi-siècle. »

Pr Matthias Roth-Kleiner Vice-Directeur médical du CHUV
Fidèle à un passé humanitaire, les hôpitaux universitaires romands persévèrent et continuent de s’engager pour ces enfants gravement malades transférés vers la Suisse pour y recevoir des soins. Quelles sont les motivations du CHUV à poursuivre son activité dans ce domaine spécifique ?

L’activité humanitaire du CHUV a une longue tradition. À côté de ce programme de soins spécialisés qui date des années 1960, de multiples projets dans divers pays à revenu moyen et faible ont été lancés, par des collaborateurs du CHUV partageant leur savoir-faire avec les collègues sur place. Tous ces projets ont un dénominateur commun, c’est de renforcer les compétences et le système de santé dans ces pays à travers des formations, un soutien de structures et infrastructures, ainsi qu’un accompagnement dans les processus d’organisation et de logistique. Mais le développement d’un système de santé avec toutes les compétences disponibles est un processus de longue durée. Ainsi, malgré tout le développement, certaines interventions ne peuvent pas encore être réalisées dans ces pays. Pour les offrir aussi à ces patients gravement atteints dans leur santé, ce programme des soins spécialisés a toute son importance. En plus, les collaborateurs du CHUV, ayant profité d’une activité dans un de ces pays, réalisent bien plus le privilège de pouvoir travailler au système de santé en Suisse, au CHUV.

Chaque vie sauvée compte - Matthias Roth-KIeiner
Pour les opérations complexes nécessitant une attention et des soins particuliers, déplacer les enfants jusqu’en Suisse, afin qu’ils bénéficient des conditions optimales de prise en charge médicale durant toute leur convalescence reste aujourd’hui l’unique solution pour eux ?

Pour certaines situations, des solutions peuvent être trouvées dans un pays de la même région. Si c’est le cas, une telle option sera favorisée. Mais comme déjà dit, malheureusement il y a des interventions qui nécessitent un plateau technique qui n’est pas encore disponible.

Qu’en est-il de la formation des médecins spécialisés et des infirmiers sur place pour prendre, à terme, le relai des organisations humanitaires internationales et pour opérer et assurer le suivi et les soins postopératoires dans les hôpitaux publics du pays ?

Le CHUV a offert à de multiples collègues médico-soignants de différentes spécialités des stages de formation chez nous. Une attention particulière est donnée à la sélection des candidats avec
une durée et des objectifs bien définis qui leur permette d’augmenter les compétences des activités cliniques et l’offre médicale dans leur institution. En plus, ils sont formés pour devenir des formateurs
dans leurs pays de manière à avoir un impact important dans leurs structures de santé. L’objectif de tous ces projets humanitaires menés par les collaborateurs du CHUV est d’augmenter les compétences et le niveau du système de santé pour rendre, à terme, les indications nécessitant un transfert de patients de plus en plus rares.