Quand les enfants prennent soin les uns des autres

Quand les enfants prennent soin les uns des autres

écrit le 30.07.2021
Carla Vaucher, doctorante en anthropologie médicale et de la santé à l’Université de Lausanne
La thèse de doctorat de Carla Vaucher porte sur la manière dont des enfants souffrant de cardiopathies congénitales vivent et comprennent leur trajectoire dans le cadre de leur prise en charge par le programme Voyage vers la vie, volet du programme de soins spécialisés de la fondation Terre des hommes Lausanne.

Quand les enfants prennent soin les uns des autres

Le pari est conséquent quand on réunit au sein d’un même lieu de vie une quarantaine d’enfants provenant de différents pays, ayant des cultures et religions variées, parlant des langues différentes, souffrant de diverses pathologies, et âgés entre deux et dix-huit ans, parfois plus dans le cas de séjours répétés.

Depuis novembre 2018, je réalise des journées d’observation régulières au sein du lieu de vie atypique que représente La Maison pour les enfants pris en charge par le programme Voyage vers la vie. Au fur et à mesure de mes observations à La Maison, je me suis intéressée aux interactions entre les enfants, et plus spécifiquement à la façon dont ils s’aident, se soutiennent et prennent soin les uns des autres au quotidien, à cette étape particulière de leur parcours. Du fait que les enfants ne parlent pas toujours la même langue, leurs échanges ont lieu autant par l’usage de la parole que par des gestes. Malgré le fait que des conflits surviennent de temps en temps, j’ai très rapidement constaté que les interactions entre les enfants vivant sous le même toit sont principalement aidantes.

Ces interactions aidantes entre les enfants comprennent des formes de socialisation aux règles de La Maison et à des règles de vie en communauté de manière générale, de l’aide pratique dans la réalisation de certaines tâches, la traduction et la médiation des propos et états d’âme des autres enfants, un soutien émotionnel, de la tendresse, de la solidarité, un intérêt et une inquiétude pour les autres enfants, leur maladie, ou les opérations qu’ils subissent.

Socialisation aux règles de La Maison et à la vie en communauté

Des arrivées et des départs ont lieu chaque semaine, et lorsqu’un nouvel enfant arrive à La Maison, il est très vite absorbé par le rythme et les habitudes de l’institution. Il peut arriver qu’il soit déstabilisé par ce nouvel environnement, et les autres enfants participent beaucoup à son intégration – rapide, la plupart du temps – en parallèle au soutien fourni par les équipes éducative et infirmière.

Par exemple, dans une chambre, un garçon de cinq ans explique à son camarade de quatre ans, récemment arrivé, où il doit déposer ses habits sales, avant de se préparer pour la sieste.

Cette socialisation progressive aux règles de La Maison s’élargit à des règles de politesse et de vie en communauté qui dépassent le cadre de l’institution. C’est le cas par exemple quand à table, lors d’un repas, une Togolaise de six ans lance la pochette contenant sa serviette à travers la table, et qu’une adolescente béninoise de treize ans la réprimande en lui disant : « on ne lance pas ! ». Parfois, les explications entre enfants passent également par des moqueries, comme c’est le cas lorsqu’une petite béninoise de quatre ans qui regarde son camarade de cinq ans qui décide de mettre deux couches culottes l’une par-dessus l’autre, en se préparant pour aller au lit le soir, et lui dit : « toi, tu sais pas bien faire ».

Ecole de La Maison : l’entraide pour mieux apprendre

Aide pratique et soins d’hygiène

Sur demande de l’équipe éducative ou spontanément, les enfants s’aident également dans la réalisation d’activités au quotidien. Il peut s’agir, à table, d’aider les plus petits à découper les aliments dans leur assiette, lors de la sieste ou du coucher le soir, d’aider l’équipe éducative à changer les couches des plus petits, ou encore de réaliser des coiffures à d’autres enfants. Un jour, après la sieste, une éducatrice demande à une adolescente de réaliser une coiffure sur une petite fille de trois ans qui a les cheveux emmêlés. Les jeunes filles présentes sur le canapé à ce moment-là s’y mettent à trois pour gérer au mieux la situation : alors que la petite commence à pleurer, l’une d’elle la coiffe, une autre la tient pour qu’elle ne bouge pas trop, et la dernière lui donne un biscuit et la distrait.

De façon plus spontanée, lors d’un moment de jeux, alors que je demande à un petit garçon de quatre ans, assis par terre, où se trouve sa deuxième pantoufle, un autre enfant de cinq ans qui observe la scène, se lève et revient avec la chaussure du premier.

L’aide apportée aux autres enfants peut concerner des tâches quotidiennes, mais peut aussi être liée plus spécifiquement à la maladie dont ils souffrent, qui requiert parfois une attention particulière. Par exemple, à table lors d’un repas, une jeune fille d’une vingtaine d’années gère le rythme auquel mange un petit Guinéen de quatre ans qui souffre d’une sténose de l’œsophage. Elle lui dit de manger doucement, compte jusqu’à dix entre chaque bouchée, lui retirant le pot de yoghourt entre temps : « doucement, un peu, un peu, ça c’est beaucoup…. Maintenant stop… Vas-y ».

Entre copines au jardin d’enfants de La Maison

Tendresse et affection

Au fil des journées passées ensemble, et en lien avec le fait qu’ils traversent des situations similaires, les enfants tissent des liens d’amitié et de solidarité. Ces liens conduisent aussi à des manifestations d’affection et de tendresse entre eux au quotidien.

Des gestes témoignent de la bienveillance des enfants entre eux

Un mercredi après-midi, pendant le visionnage d’un dessin animé, une petite fille de deux ans est assise sur sa chaise haute et s’amuse avec son peignoir. Un Guinéen de treize ans la regarde de manière attendrie, passe à côté d’elle, et lui caresse gentiment la tête avant de s’asseoir sur le canapé.

Des comportements empathiques ont également lieu entre les enfants avant même que des liens d’amitié soient tissés, par exemple lorsqu’un enfant arrive dans l’institution. C’est le cas lorsqu’une petite Togolaise de six ans arrive à La Maison pour la première fois, au moment du repas du soir, et pleure en silence à sa place à table, refusant de manger. Sa voisine de table, environ du même âge et qui ne parle pas très bien le français, se penche vers elle, et demande simplement : « papa-maman ? ».

Intérêt pour la trajectoire des autres

Au début de mes observations, j’ai aussi été surprise de constater que les enfants se tenaient très au courant de la trajectoire des autres enfants, répondant avec assurance à mes questions concernant la maladie dont souffrait un enfant, son pays d’origine, ou encore la date de son retour au pays. Ces connaissances fines concernant les étapes de la prise en charge des autres enfants peuvent également être constatées lorsque l’équipe éducative fait l’appel, à l’école ou au jardin d’enfants. A l’appel des prénoms, certains enfants répondent au sujet de leurs camarades absents : « à l’infirmerie », « à l’hôpital », « papa-maman ».

Lorsque deux enfants partagent une trajectoire commune depuis leur départ de leur pays, qu’ils ont pris l’avion ensemble et sont arrivés à La Maison le même jour, les liens sont souvent renforcés, et l’intérêt pour la trajectoire médicale et le bien-être de l’autre est souvent plus important. Une jeune fille de seize ans, qui était arrivée en Suisse avec une plus petite de deux ans, s’inquiète par exemple de l’état de santé et de la date de départ de sa camarade, car elle-même a reçu le feu vert pour l’organisation de son départ. Elle me dit vouloir rentrer à la même date que la petite, et lorsque je lui demande pourquoi, me répond simplement : « parce qu’on est arrivées en même temps ». Son intérêt pour sa petite compagnonne de fortune passe également par certaines attentions privilégiées au quotidien, par exemple quand la jeune fille me dit qu’elle n’aime pas les chocolats reçus pour le dessert, mais qu’elle les garde dans son sac pour la petite qui adore ça.

Médiation et traduction

Au vu de la diversité de cultures dont proviennent les enfants, il peut arriver que les adultes qui assurent leur prise en charge au quotidien ne partagent pas de langue commune avec eux. Nombreuses sont alors les situations où les enfants prennent le rôle d’interprètes. Cela peut arriver entre les enfants, lors de leurs interactions entre eux, ou entre un enfant et un adulte, par exemple lorsqu’un membre de l’équipe infirmière doit transmettre une information médicale importante à un enfant qui ne comprend pas suffisamment le français. Parfois, il s’agit aussi de médiation des besoins ou demandes d’autres enfants au personnel éducatif, lorsqu’un enfant exprime un besoin par le biais du langage non verbal. C’est le cas lorsqu’une petite fille de deux ans se réveille de sa sieste et porte sa main à sa bouche, et qu’un enfant de huit ans me dit qu’elle souhaite boire de l’eau. Ces interactions montrent une attention aux différentes formes d’expression des autres enfants ainsi qu’à leurs besoins.  

Les plus grands veillent sur les plus petits

Partage d’expérience et trajectoire commune

Bien que ce lieu de vie particulier qui réunit les enfants le temps de leur prise en charge en Suisse soit particulièrement propice au développement de ces interactions « aidantes », j’ai également eu l’occasion de constater les mêmes comportements entre les enfants lorsqu’ils se côtoient à l’hôpital lors de leurs hospitalisations ou consultations, ou encore lors de leurs trajets communs en avion ou de leurs déambulations dans les aéroports. Les formes d’aide, de soutien et de tendresse que j’ai eu l’occasion de constater au cœur des interactions entre les enfants vivant temporairement à La Maison ne répondent pas toujours à une logique d’âge (par exemple les plus grands s’occupant des plus petits), ni de genre (par exemple les filles s’occupant des garçons), ou encore de culture ou de langue (on pourrait imaginer des solidarités se créer par pays d’origine). Il semble plutôt que ces relations entre enfants soient influencées par le partage d’une trajectoire et d’une expérience de vie commune.